Milton Hyland Erickson était un psychiatre américain (1901-1980) qui a beaucoup étudié l’hypnose clinique et en a fait un outil moderne de psychothérapie. Il était ami du couple Gregory Bateson et Margaret Mead, a participé à l’émergence du courant systémique, a été une source d’inspiration pour plusieurs membres de l’école de Palo Alto dès ses débuts (Jay Haley, Paul Watzlawick, John Weakland…) et a fondé « The American Journal of Clinical Hypnosis ». L’hypnose était pour lui toujours de l’auto-hypnose et le rôle de l’hypnothérapeute, loin d’être autoritaire ou manipulateur, était toujours de permettre à ses patients d’accéder à leurs ressources mentales de la manière qui leur convenait personnellement. En collaborant avec Bateson et Mead sur les phénomènes de transe, il a forgé une nouvelle conception de l’hypnose comme un état d’éveil particulier universellement répandu et dans lequel la personne a accès à des ressources mentales généralement non accessibles dans l’état de conscience ordinaire (Erickson, 1980; Haley, 1984; Malarewicz & Godin, 1989).
Il a également développé une approche nouvelle et originale de l’aide aux personnes: contrairement aux théories psychodynamiques en cours à son époque, il pensait que l’inconscient était surtout un formidable réservoir de ressources mentales accessibles et mobilisables, notamment dans l’état hypnotique. Il concevait la psychothérapie comme une entreprise d’adaptation du thérapeute à la diversité des comportements et des états d’esprit humains (Haley, 1984). Plutôt que de partir de l’observation des psychopathologies, il partait des capacités des personnes à gérer mentalement les souffrances et les difficultés rencontrées dans la vie. C’est dans l’observation de ces capacités et dans sa propre expérience de souffrance (poliomyélite à 17 ans suivie d’une paralysie presque totale) qu’il a découvert l’étendue des moyens dont dispose notre inconscient. Dès lors, il s’est évertué à développer un ensemble de techniques servant à mettre en marche ces moyens inconscients au service des patients. Erickson considérait que chaque patient était unique et voyait chaque nouveau cas comme une occasion de développer des techniques nouvelles. Il pensait que ce qu’on appelle la résistance en psychothérapie était la mesure de l’incapacité du thérapeute à s’adapter à son patient (Haley, 1984).
Les principes de l’intervention éricksonienne en psychothérapie, développés et améliorés ensuite par d’autres thérapeutes tels que Bill O’hanlon, Steve de Shazer ou Jeffrey Zeig, sont (O’hanlon, 2009):
-L’orientation vers les solutions : plutôt que de chercher à placer le patient et ses symptômes dans une théorie du fonctionnement psychique, le thérapeute s’intéresse seulement aux solutions qui pourront être utilisées pour aller mieux. Le patient est vu comme un être unique, qui n’a pas jusqu’alors pu utiliser toute l’étendue de son potentiel mental. Les symptômes sont vus comme découlant d’éléments circonstanciels et de limitations à l’utilisation des ressources.
-La permissivité : toute attitude mentale du patient est permise, c’est au thérapeute à s’adapter. Plutôt que de suggérer, le thérapeute évoque des pistes possibles de travail thérapeutique. C’est le patient qui est l’expert en psychothérapie, il se guérira à sa propre manière.
-L’utilisation : tout ce que le patient amène est susceptible d’être utilisé, il n’y a pas de « mauvais éléments ».
-Les ressources inconscientes positives : l’inconscient n’est pas vu comme le seul siège de pulsions négatives et de traumas mais aussi comme un immense réservoir d’outils mentaux, tels que la possibilité de voyager intérieurement dans le temps et l’espace, la possibilité d’être le metteur en scène filmographique de ses souvenirs, les possibilités de généraliser des apprentissages à de vastes champs d’applications, la possibilité de changer les perceptions physiques comme la douleur et l’inconfort et certains mécanismes physiologiques…
-Le potentiel de changement : les personnes ont la capacité naturelle de changer leur réalité psychologique, le thérapeute est là comme facilitateur de cette capacité.
Ces principes ont comme conséquence que chaque cas de thérapie peut mener le thérapeute à inventer de nouveaux outils. De plus, cette approche peut être utilisée dans n’importe quel contexte et n’est rattachée à aucun modèle de la psychopathologie ou de la personnalité. Les interventions permettent souvent des résultats rapides et se basent sur un principe de transfert des solutions : une amélioration de l’état de la personne dans un domaine peut souvent être utilisé, consciemment ou inconsciemment, pour améliorer d’autres domaines.
Qu’est-ce que l’insight ? En psychologie clinique, le terme insight renvoie à une conscience de soi, de notre fonctionnement et de nos symptômes psychologiques. En neuroscience cognitive, Kounios et Jung-Beeman ont fait en 2014 une revue de la littérature des études sur l’insight et se sont penchés sur le problème de sa définition : « […] nous définissons l’insight comme toute soudaine compréhension, prise de conscience ou résolution de problème impliquant la réorganisation des éléments des représentations mentales qu’une personne a d’un stimulus, d’une situation ou d’un événement, et menant à une interprétation non évidente et non dominante. (traduction de l’auteur) » (Kounios & Beeman, 2014). De plus, l’insight est souvent accompagné d’une forte surprise et survient souvent dans le contexte d’une impression d’impasse ou de blocage. Ces caractéristiques en font un phénomène particulièrement pertinent pour décrire les processus créatifs à l’œuvre dans la recherche scientifique.
Dans leur étude de 2004, Jung-Beeman et al. ont tenté de voir s’il existe des bases neurologiques à une distinction entre les résolutions de problème avec et sans insight (Jung-Beeman et al., 2004). Ils présentaient visuellement aux participants des suites de trois mots. Il fallait trouver quel autre mot permettait de relier les trois mots présentés. Les sujets devaient appuyer sur un bouton pour signaler qu’ils avaient trouvé une réponse. A ce moment, on leur demandait si cette réponse leur était venue soudainement dans un moment d’insight ou autrement. A l’aide de l’imagerie par résonnance magnétique fonctionnelle (fMRI), ils ont découvert que le gyrus temporal supérieur antérieur droit (RH-aSTG) était plus activé lors de résolutions de problèmes avec insight. Dans la deuxième partie de leur étude, ils ont utilisé des mesures par électro-encéphalographie (EEG) et constaté, juste avant la réponse signalant que la solution avait été trouvée par insight, une soudaine arrivée d’ondes gamma au niveau du RH-aSTG, précédée d’une poussée d’ondes alpha au niveau pariétal postérieur droit. Leurs conclusions sont que les deux types de résolution de problèmes (avec insight et sans insight) impliquent des mécanismes neuronaux distincts. L’effet observé en fMRI peut être liée selon les auteurs au fait que la région RH-aSTG est impliquée dans des réseaux sémantiques distants, étendus et faibles (la même région du côté gauche est impliquée dans des réseaux sémantiques au contraire plus précis, étroits et forts), qui permettent de faire davantage de connexions, et ce de manière plus inhabituelle ou nouvelle. Cette structure serait donc plus propice à une activité de « ré-intégration » des données du problème permettant une solution lorsque l’appel à des liens sémantiques plus conventionnels ne sont pas suffisants. L’explosion d’ondes gamma observée pourrait être expliquée selon Jung-Beeman et al. par le passage de la solution d’un état inconscient à un état conscient, rendant compte de l’impression subjective du moment « eureka » typique de la résolution de problème par insight. La présence d’ondes alpha pourrait impliquer une forme d’inhibition de l’activité sémantique forte gauche qui laisserait plus de place à l’activité sémantique droite plus discrète.
Il semble de plus que l’état attentionnel dans lequel la personne se trouve avant qu’on lui présente la tâche à résoudre et l’état d’activation du cortex cingulaire antérieur constituent une forme de préparation neurologique. Les chercheurs pensent que lorsque le cortex cingulaire antérieur est activé préalablement à la tâche de résolution de problème, cela pousse le cerveau à détecter l’existence de plusieurs stratégies de résolution, rendant ainsi possible l’accès à celles basées sur les liens sémantiques faibles de l’hémisphère droit. Si l’attention est à ce moment dirigée vers ces liens sémantiques faibles, cela peut conduire à la prise de conscience de l’insight. On considère donc que « […] l’état transitoire du focus attentionnel, variant d’un essai expérimental à l’autre, aide à déterminer le champ des solutions potentielles que la personne se prépare à considérer quand on lui présente un problème : une attention dirigée vers l’extérieur couplée à une activité faible du cortex cingulaire antérieur concentre le traitement sur les possibilités et les aspect dominants de la situation; une attention dirigée vers l’intérieur et une activité forte du cortex cingulaire antérieur augmentent la sensibilité à des associations distantes faibles et à des idées de solutions improbables. (traduction de l’auteur) »(Kounios & Beeman, 2014). Le cortex préfontal joue sans doute également un rôle dans l’orientation vers les processus d’insight : Lorsqu’il est actif, il permet de limiter l’action du cortex cingulaire antérieur pour concentrer l’attention vers les idées les plus pertinentes et viables. Pour procéder par insight, le cerveau doit donc inhiber l’activité du cortex préfrontal. On a montré que des personnes ayant une lésion du cortex préfrontal réussissent mieux certaines tâches d’insight que les personnes normales (Reverberi, Toraldo, D’Agostini, & Skrap, 2005).
L’idée que les capacités d’insight sont liées à nos capacités d’abstraction et de créativité est de plus en plus présente dans la recherche en neurosciences cognitives. Par exemple, selon la Construal-level Theory(qu’on pourrait traduire par « théorie des niveaux de perspective ») de Trope et Liberman (2010), plus on oriente notre pensée vers des lieux et des temps éloignés, plus cela nous amène à penser de manière abstraite et plus cela favorise l’insight et la créativité. Certains chercheurs ont démontré qu’en orientant préalablement la pensée des sujets expérimentaux vers des lieux et des temps distants, ces sujets avaient davantage tendance à résoudre des problèmes par l’insight que par l’analyse rationnelle (Förster, Friedman, & Liberman, 2004).
Les études utilisant le fMRI et les EEG étant toujours corrélationnelles, il est impossible de certifier que les activités neuronales mesurées sont la cause des comportements observés. Or, l’utilisation des méthodes de stimulation neuronale par courant direct transcrânien (tDCS) permet aujourd’hui de contourner cette lacune. En stimulant le lobe temporal antérieur droit et en inhibant la zone correspondant à gauche, on a montré que 42% des sujets trouvaient la solution du problème des 9 points, contre 0% dans les situations contrôle (Chi & Snyder, 2012). Le problème des 9 points est reconnu comme une tâche demandant un traitement cognitif par insight. Cette expérience permet de suggérer une réelle relation de cause à effet entre activation neuronale et processus d’insight. « De telles études sur la stimulation constituent des efforts encourageants pour soutenir l’idée que l’insight repose relativement plus sur les processus des lobes temporaux droit que gauche. Elles suggèrent également la possibilité séduisante que les techniques de stimulation neuronale seront un jour si raffinées qu’elles offriront la possibilité à une personne aux prises avec un problème difficile d’enfiler un ‘bonnet de pensée’ qui augmentera sa capacité à trouver des solutions. » (Kounios & Beeman, 2014). Le but de ce projet de doctorat est d’obtenir le même effet à l’aide des techniques d’Erickson.
Dans leur article « How memory replay in sleep boosts creativity in problem-solving », Lewis, Knoblich et Poe parlent des phénomènes de relecture de mémoire durant le sommeil et présentent leur modèle « Broader information Overlap to Abstract (BiOtA) » : « Les mécanismes de relecture des souvenirs durant la phase non-REM [REM : Rapid Eye Movement] permettent d’abstraire des règles à partir d’ensembles d’informations acquises, alors que la relecture durant la phase REM pourrait promouvoir des associations nouvelles. Nous proposons l’idée que l’entrelacement itératif des phases non-REM et REM durant une nuit augmente la formation de cadres complexes de connaissances et permet à ces cadres d’être restructurés, facilitant ainsi la pensée créative. (traduction de l’auteur) » (Lewis, Knoblich, & Poe, 2018).
Ils expliquent comment la phase de sommeil à ondes lentes permet la relecture presque simultanée d’un grand nombre de souvenirs codés de manière épisodique dans l’hippocampe. Lorsque des éléments de souvenirs se ressemblent, ils consolident des connexions synaptiques (Hebbian plasticity), créant ainsi l’encodage d’une abstraction ou connaissance générale qui sera stockée dans le néocortex. Les auteurs présentent l’exemple de souvenirs d’anniversaires : lorsque de nombreux souvenirs d’anniversaires sont rejoués dans un temps très court durant le sommeil à ondes lentes, des éléments communs comme « bougies », « gâteau » ou « cadeau » provoquent des renforcements synaptiques à cause de leur fréquence. Lorsque les souvenirs disparaissent naturellement, ces trois éléments qui ont un encodage plus solide restent pour former une abstraction ou connaissance générale de ce qu’est un anniversaire.
Le sommeil REM a une action différente : la relecture dans le néocortex des abstractions créées à l’étape précédente, en conjonction avec la relecture d’autres souvenirs aléatoires (durant le REM, des ondes ponto-géniculo-occipitales provoquent des activations massives et aléatoires) permet la création de niveaux supplémentaires d’abstractions ainsi que des liens sémantiques entre abstractions : les auteurs font l’hypothèse que le cycle de succession de ces deux phases du sommeil permet la construction de la richesse de la connaissance humaine. (Lewis et al., 2018)
Ce modèle permet de mettre en lumière le lien entre pensée créatrice et abstraction. En effet, on comprend comment une idée nouvelle ou un insight peut être le résultat d’une association entre des idées préexistantes ou celui d’un processus d’abstraction permettant d’inventer un concept ou une catégorie. Le modèle BiOtA propose une explication de la formation de ces associations et abstractions. Cette capacité d’abstraire est donc en quelque sorte possiblement à l’origine de la capacité d’insight.
Notre hypothèse est que la pensée analogique favorise le processus d'insight. Par pensée analogique, nous comprenons les métaphores et analogies que l'on peut faire entre une idée ou une représentation mentale et une autre: par exemple lorsqu'on dit "ce problème fait penser à un ruisseau avec de nombreux méandres" on utilise la pensée analogique. Toutes les expressions du style "pierre qui roule n'amasse pas mousse" font appel à la pensée analogique. Nous pensons que celle-ci implique toujours un processus d'abstraction: l'analogie est basée sur l'extraction d'un ou plusieurs invariants entre l'idée représentée et l'idée analogique et la création de cet invariant est ce qui est obtenu avec l'abstraction.
Voir à ce sujet l'article très intéressant de 2023 de Chesebrough et al.:
Conceptual Change Induced by Analogical Reasoning Sparks Aha Moments publié dans le Creativity Research Journal (vol 35, iss 3)
Certaines approches en psychologie orientée solutions comme l'approche ericksonienne ont permis de développer des outils pour penser de manière analogique tels que les scénarios mentaux et les métaphores. Nous appuyant sur des études récentes qui permettent de lier pensée analogique et insight, nous faisons l’hypothèse que ces outils de psychologie peuvent aider à stimuler l’insight dans le contexte de la recherche scientifique. Nous proposons de regrouper ces outils sous le vocable de « re-traitement analogique de l’information vers l’insight » (Analogical ReProcessing to insight ou ARPi). Il s’agit d’utiliser notre capacité à penser le problème sous forme d’analogies comme des métaphores ou des scénarios mentaux afin de permettre au cerveau de traiter à nouveau les données du problème dans d’autres directions. Cela déclenche alors le processus d’insight et des idées-clé peuvent apparaître.
Ce projet de recherche de l'Université de Montréal, Canada est approuvé par le Comité d'Éthique CEREP (cerep@umontreal.ca)
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